La construction d’un bâtiment est bien souvent parsemée de multiples embûches pour celui qui entend faire construire. Confronté très souvent à l’intervention de multiples professionnels du secteur de la construction, la situation peut très rapidement se détériorer au cours de l’avancement des travaux.
La confiance qui peut s’instaurer entre les partenaires d’une opération de construction ne doit pour autant pas laisser place à l’a peu près. Le maître d’ouvrage doit être capable de mesurer les conséquences de ses actes et être conscient des incidences juridiques qui vont en découler.
L’abandon de chantier par une entreprise du bâtiment est un événement qui reste loin d’être exceptionnel. Il n’est en effet pas rare qu’une ou plusieurs entreprises chargées décident, pour différents motifs, d’interrompre l’exécution des travaux qui lui ont été contractuellement confiés.
Cette situation laisse le maître d’ouvrage dans une situation délicate dans la mesure où il va falloir trouver une nouvelle entreprise pour terminer au plus vite la construction commencée (l’assistance d’un architecte ou d’un maître d’œuvre d’exécution permet de le décharger de cette tâche).
Il s’agit de l’hypothèse de la succession d’entreprises résultant d’un abandon de chantier.
Assez souvent, cette succession d’entreprises n’est pas correctement appréhendée par les maîtres d’ouvrage, surtout non-professionnels. Elle intervient sans véritable formalité et la nouvelle entreprise choisie ayant accepté de continuer les travaux peut éventuellement émettre des réserves lorsqu’il est constaté, sur ce qui a déjà été exécuté, des manquements aux règles de l’art au regard de l’opération envisagée.
L’arrêt prononcé le 19 mai 2016 par la Cour de cassation vient rappeler qu’il appartient au maître d’ouvrage de correctement appréhender la situation de l’abandon de chantier, à peine d’être confronté plus tard, en cas de survenance de désordres, à une absence d’application de la garantie décennale…
Les particuliers pensent – parfois faussement – être suffisamment protégés par le dispositif légal en vigueur. Beaucoup connaissent l’existence de la garantie décennale ou biennale en cas de construction d’un ouvrage (maison, immeuble, locaux,…). La réalité est cependant beaucoup plus technique et complexe. Ces derniers l’apprennent parfois à leurs dépens.
La survenance de désordres, concomitamment ou postérieurement à une opération de construction, est désormais fréquente dans le secteur de la construction, quand bien même il s’agirait d’immeuble de standing. L’on constate que promoteurs et entrepreneurs entendent aujourd’hui construire dans un minimum de temps, quitte à ce que la qualité de la construction s’en ressente. Le but est bien évidemment de livrer maisons, appartements ou locaux le plus rapidement possible aux maîtres d’ouvrage ou acquéreurs.
Certes, le droit français protège les maîtres d’ouvrage (ou acquéreurs successifs) par le biais de la mise en place des garanties légales (décennale, biennale ou de parfait achèvement), garanties qui figurent aux articles 1792 et suivants du Code civil. Les désordres les plus graves, qui sont de nature décennale, bénéficient d’un système de réparation différent de celui prévu par le droit commun (responsabilité civile contractuelle) : il n’est pas besoin de démontrer la faute du constructeur (l’on parle de responsabilité de plein droit).
Mais pour bénéficier de la garantie décennale, certaines conditions doivent nécessairement être réunies :
Lorsque ces différentes conditions sont remplies, le constructeur ayant participé à la construction de l’ouvrage et dont son intervention se rattache au désordre constaté, peut être déclaré responsable. Si sa responsabilité est engagée et reconnue (notamment par un juge), il devra entièrement réparer le dommage, éventuellement avec d’autres constructeurs si leur responsabilité était également engagée.
Parallèlement, et afin d’éviter que le maître d’ouvrage soit confronté au risque d’insolvabilité ou de défaillance d’un constructeur (du fait notamment de l’existence d’un redressement ou liquidation judiciaires), le législateur impose à l’entreprise de construction, de souscrire une assurance dite ‘responsabilité civile décennale’ (appelée RCD). Cet assureur devra en principe sa garantie et indemniser le maître d’ouvrage si les conditions préalablement exposées sont réunies (il faut néanmoins savoir que l’assureur peut néanmoins toujours refuser sa garantie pour des motifs tenant au contrat d’assurance telle une absence de déclaration du chantier par le constructeur ou le non-paiement des primes d’assurance, etc…).
L’on s’aperçoit que l’absence de réception des travaux par le maître d’ouvrage est un bon moyen pour les assureurs RCD de ne pas garantir les désordres qui seraient de nature décennale.
La réception de l’ouvrage (ou des travaux) est donc un élément fondamental pour l’application des garanties légales (garantie décennale, biennale ou de parfait achèvement).
Selon l’article 1792-6 du Code civil, la réception est l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserve. Il s’agit d’un acte juridique qui doit être prononcé par le maître d’ouvrage contradictoirement avec le ou les entreprises de construction. Souvent l’architecte assume une mission dite d’assistance aux opérations de réception (mission AOR), ce qui permet au maître d’ouvrage d’être utilement conseillé.
La réception peut intervenir de différentes façons : le plus souvent, elle a lieu de manière expresse, par le biais de la rédaction d’un procès-verbal dit de réception. Elle intervient à un moment où l’ouvrage est en principe achevé ou quasiment achevé.
La réception judiciaire intervient quant à elle lorsque le maître d’ouvrage refuse de recevoir l’ouvrage. Elle doit être demandée en justice, par l’une des parties au contrat de construction. La jurisprudence exige ici que l’ouvrage soit en ‘état d’être reçu’ (Cass. civ. 3ème, 30 juin 1993, n°91-18696). Il n’est pas exigé que l’ouvrage soit matériellement achevé mais il doit pouvoir être utilisé conformément à la destination prévue (habitation, bureau, commerce…). Suivant l’état d’avancement des travaux, la demande de réception judiciaire ne pourra pas être obtenue du juge.
Enfin, la réception tacite des travaux permet à un maître d’ouvrage (ou encore un acquéreur) de pouvoir, à l’occasion d’un procès tendant à la réparation de désordres, de pouvoir solliciter l’application des garanties légales alors qu’aucune réception expresse ou judiciaire n’est intervenu. La jurisprudence recherche en pareille situation que soit démontré ‘la volonté non équivoque du maître d’ouvrage d’accepter les travaux’ (Cass. civ. 3ème, 22 octobre 2002, n°98-20954). Les juges doivent caractériser, au regard de la situation de fait, s’il existe effectivement une intention claire et non équivoque du maître d’ouvrage d’accepter les travaux en l’état. La décision de justice doit expressément faire référence à cette notion, ce que contrôle la Cour de cassation. Généralement, et indépendamment de l’existence ou non d’un abandon de chantier, les juges du fond considèrent que le paiement intégral du marché et la prise de possession de l’ouvrage réalisé peut être considéré comme valant réception tacite. La réception tacite par le maître de l’ouvrage d’un immeuble d’habitation n’est par ailleurs pas soumise à la constatation que cet immeuble soit habitable ou en état d’être reçu (Cass. civ. 3ème, 25 janvier 2011, n°10-30617). Il n’est donc là non plus pas exigé que l’ouvrage soit achevé.
En cas d’abandon de chantier, l’ouvrage n’est pas nécessairement achevé (ou sur le point d’être achevé). Cet événement peut intervenir à toute phase du chantier, de l’ouverture à la fin des travaux.
Le maître d’ouvrage considérant que les travaux sont inachevés, celui-ci peut ne pas avoir entrepris de procéder à une réception expresse des travaux réalisés par l’entreprise défaillante et qui sont donc inachevés au regard du marché qui avait été conclu.
Par ailleurs, l’ouvrage peut très bien ne pas encore être en état d’être reçu, privant le maître d’ouvrage de la possibilité d’obtenir la réception judiciaire.
Si aucune réception expresse ni judiciaire ne sont intervenues, le maître d’ouvrage n’a dès lors plus que le choix, s’il existe des désordres pouvant donner lieu à l’application de la garantie décennale, d’invoquer devant les tribunaux une réception tacite des travaux réalisés par l’entreprise défaillante. Ceci permet au maître d’ouvrage de tenter de se prévaloir de la garantie décennale et d’obtenir la garantie des assureurs RCD mais également d’éviter l’écueil de la démonstration d’une faute contractuelle de l’entreprise.
C’est à ce moment que le maître d’ouvrage prend conscience qu’il lui est important de démontrer sa volonté non équivoque d’accepter les travaux réalisés par l’entreprise ayant abandonné le chantier, ce qui n’est pas toujours aisé.
Dans la présente affaire, les deux maîtres d’ouvrage précisaient qu’il avait été, d’un commun accord, mis fin au marché de travaux avec l’entreprise ayant abandonné le chantier et soutenaient qu’il existait une volonté commune des parties permettant de caractériser l’intervention d’une réception tacite des travaux.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence avait, par arrêt du 29 janvier 2015, refusé de reconnaître la réception tacite des travaux. Elle rappelait que le marché n’avait pas été entièrement soldé et qu’aucun procès-verbal de réception n’avait été signé. Les juges refusaient donc d’appliquer le régime prévu par les articles 1792 et suivants du Code civil, déchargeant donc l’entreprise et son assureur RCD de toute responsabilité de plein droit.
Les maîtres d’ouvrage formaient pourvoi devant la Haute juridiction.
La Cour de cassation rejette l’argumentation. Elle précise dans son attendu que « la cour d’appel a retenu, à bon droit, que le fait qu’une entreprise succède à une autre ne suffisait pas à caractériser l’existence d’une réception tacite ».
Autrement dit, la Cour de cassation approuve les juges du fond de ne pas avoir retenu la réception tacite des travaux quand bien même serait intervenu un accord entre les cocontractants sur la fin du contrat de louage d’ouvrage, les faits de l’espèce ne permettant pas de caractériser la volonté claire et non équivoque d’accepter les travaux réalisés.
Il est ici évident que le simple accord des parties cocontractantes sur la rupture amiable du contrat ne saurait valoir réception tacite. Par ailleurs, le fait qu’une nouvelle entreprise succède à l’entreprise défaillante ne peut non plus caractériser une telle réception. Il est en effet logique que le maître d’ouvrage procède ensuite au remplacement de celle-ci afin d’achever l’ouvrage.
Le maître d’ouvrage est donc dans une situation assez délicate au moment de l’abandon de chantier s’il n’a pas été décidé de procéder à la réception expresse des travaux réalisés.
Comment donc démontrer la volonté non équivoque du maître d’ouvrage d’accepter les travaux restés inachevés ?
Les critères de fait classiquement retenus par la jurisprudence consistent à vérifier s’il existe une prise de possession et un paiement quasi-intégral des travaux par le maître d’ouvrage (Cass, civ., 3ème, 4 juin 1998, n°95-16452). Le maître de l’ouvrage qui entre en possession de l’ouvrage et s’acquitte intégralement du coût des travaux peut caractériser l’existence d’une réception tacite, alors même qu’il est entrepris une procédure de référé-expertise aux fins de constatation de désordres (Cass., civ. 3ème, 19 oct. 2010, n° 09-70.715). Mais le paiement du prix ne permet pas, à lui seul, de caractériser la volonté non équivoque du maître de l’ouvrage d’accepter les travaux (Cass. 3e civ., 30 sept. 1998, n° 96-17.014). La réception tacite s’apprécie en la personne du maître d’ouvrage seulement et non pas au regard des acquéreurs (Cass. civ. , 3ème, 6 juillet 2011, n°09-69920)
Si l’abandon de chantier intervient à un moment très proche de la fin des travaux, il reste parfaitement concevable que le maître d’ouvrage accepte de prendre possession et règle la quasi intégralité du marché de l’entreprise.
Mais lorsque cet événement intervient en début ou milieu de chantier, il lui sera difficile de prendre matériellement possession de la partie d’ouvrage exécutée, sauf éventuellement le cas où il aurait été décidé que la construction aurait lieu suivant plusieurs tranches (Cass., civ., 3ème, 18 décembre 2012, n°11-23590). Il lui sera plus encore moins concevable d’accepter de régler intégralement ou quasi-intégralement le prix du marché alors que l’entreprise n’a pas réalisé complètement les travaux.
Ici, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence avait d’ailleurs constaté que le prix payé par les maîtres d’ouvrage ne correspondait pas au montant total figurant dans le devis accepté mais seulement à hauteur des travaux accomplis par l’entreprise au regard de sa dernière situation (soit 69,06% des travaux).
Que peut donc envisager le maître d’ouvrage ?
Une jurisprudence relativement ancienne de la Cour de cassation a pu approuver les juges du fond de ne pas avoir retenu de réception tacite des travaux du fait de l’absence de tout relevé des parties d’ouvrage exécutées et du fait d’une demande de remboursement des acomptes sur les travaux réalisés par l’entreprise défaillante (Cass. civ. 3ème, 24 juin 1992, n°90-19493).
Selon cette jurisprudence, il serait donc possible d’établir l’existence d’une réception tacite des travaux inachevés si le maître d’ouvrage prend soin de faire établir, contradictoirement, un relevé d’ouvrages exécutés.
Ce relevé permet de quantifier très précisément ce qui a été réalisé. Il doit avoir lieu contradictoirement avec l’entreprise défaillante, ce qui suppose a minima une lettre de convocation de l’entreprise (par LRAR ou un acte d’huissier). Ce relevé permet également au maître d’ouvrage de payer uniquement les prestations correspondant aux travaux effectivement réalisés par l’entreprise défaillante. Ledit relevé intervient normalement en présence de l’architecte (ou maître d’œuvre d’exécution) et d’un huissier de justice.
Pour éviter tout débat sur l’existence ou non d’une réception tacite, il est donc vivement conseillé de mandater un huissier de justice, qui aura pour mission d’établir un constat contradictoire de l’état d’avancement du chantier.
Références : Cass., civ., 3ème, 19 mai 2016, n°15-17129, Bulletin.